« - Voilà Monsieur le Comte, je vous ai trouvé un bouton

  • Merci
  • Il ne sied pas qu’un comte porte un veston déboutonné ».

Le comte János Esterházy (1901-1957), député au parlement tchécoslovaque entre les deux guerres, où il représentait la minorité hongroise au sein de ce nouvel état, avait été arrêté au lendemain de la Deuxième Guerre ; il passera le reste de sa vie en prison en Union Soviétique d’abord puis en Tchécoslovaquie. Ses geôliers lui avaient ôté lacets, boutons et ceinture en vue de prévenir toute tentative d’évasion ou de suicide mais aussi en vue de lui retirer sa dignité. C’est donc dans ce contexte qu’il convient de situer cet échange en prison, et qui pose la question de la noblesse.

C’est le compagnon d’infortune de János Esterházy qui reconnaît en lui le comte et qui estime qu’à ce titre est attachée une dignité, matérialisée ici par le bouton, un objet de très faible valeur dans la vie ordinaire mais qui en acquière une grande dans l’univers carcéral. Parce qu’il incarne une dignité que son compagnon reconnaît en lui, János Esterházy est jugé digne de porter ce bouton.

Cette histoire vraie nous invite donc à réfléchir à ce qu’est la noblesse, à l’idée qu’elle a d’elle-même, à la manière dont elle est reconnue par des tiers – ici le prisonnier -, à la manière dont elle s’est constituée en Europe et enfin à la manière dont elle assure sa transmission. Cet essai s’interrogera donc sur la signification de la noblesse au XXIe siècle et tâchera de dégager des traits qui, pris individuellement, ne sont pas le fait exclusif de la noblesse mais qui collectivement permettent de la cerner.

Aux origines

Phénomène universel, on retrouve l’institution de la noblesse dans toutes les sociétés, à toutes les époques et sur tous les continents ; pourtant il est malaisé de lui assigner une définition qui corresponde à toutes les situations où elle se manifeste : tantôt liée à une charge et tantôt pas, tantôt héréditaire et tantôt pas, urbaine ou provinciale, plus ou moins proche du pouvoir politique ou religieux. En Europe, il semble que l’idée d’une noblesse, au départ un groupe de personnes investi d’une fonction militaire ait existé tant chez les Romains que chez les Celtes et qu’elle puisse avoir trouvé son origine chez les peuples indo-européens. En tout état de cause, cette origine militaire de la noblesse est soit absente des familles nobles d’aujourd’hui soit, pour quelques cas seulement, très lointaine.

Si dans l’Antiquité, la noblesse était, semble-t-il, associée à une fonction, en l’occurrence militaire, au tournant des Carolingiens et des premiers Capétiens, elle acquière un caractère héréditaire qui, dans l’ensemble, ne la quittera plus. En Europe, depuis douze siècles environ donc, la noblesse se transmet au sein d’une même famille, le plus souvent de père en fils. Ce caractère de transmission n’est sans doute pas l’apanage unique de la noblesse, mais lui est néanmoins consubstantiel et la distingue de l’octroi d’une décoration et même de l’admission dans un ordre chevaleresque.

Outre l’acquisition d’un caractère héréditaire, un deuxième changement d’importance dans la constitution de la noblesse s’opère à l’aube des temps modernes. Si au Moyen-Âge elle s’acquière par une sorte de cooptation, à partir des XIV- XVe siècles environ, les princes s’en réserveront le monopole de l’octroi. On verra l’apparition d’une sorte de « bureaucratisation » de la noblesse et de sa structuration en degrés ou titres. A partir de cette époque on verra naître des familles nobles aux origines les plus diverses ; sous Henri IV déjà, la France connaissait la distinction entre noblesse d’épée et noblesse de robe tandis qu’ailleurs en Europe à partir du XIXe siècle des familles ont accédé à la noblesse pour les motifs les plus divers : carrière politique ou militaire certes aussi mais aussi dans l’industrie et les arts.

Noblesse : une définition malaisée

On l’a vu, il est malaisé de recourir à une définition a priori qui recouvre toutes les réalités sous lesquelles se présente la noblesse et c’est d’autant plus vrai qu’on l’examine à l’échelle de l’Europe ; on doit donc se contenter d’observer des situations de fait, leur histoire et leur évolution.

Dans le contexte français, la sociologue Monique de Saint-Martin (1940-) en est venue à la conclusion que l’existence de la noblesse dépend en définitive de la croyance qu’elle a d’elle-même ; en allemand un mot, « Adligheit » décrit non seulement cette conscience de soi, mais un « habitat préférentiel », un « habitus », une culture, des mœurs, une manière particulière de s’exprimer etc. Car s’il demeure malaisé de définir la noblesse collectivement, il n’en demeure pas moins que ses membres disposent des codes qui leur permettent de se reconnaître au premier coup d’œil ; en d’autres termes, de ce point de vue, la noblesse peut être comparée à un autre groupe particulier, celui des Juifs dont l’identité n’est pas la profession ni le rôle social, pas même la religion, mais la judéité, la conscience du fait d’être juif.

Pierre Bourdieu (1930-2002), sociologue français de grande réputation, et à sa suite Monique de Saint-Martin, ont identifié quatre types de ce qu’ils appellent le capital nobiliaire : i) le capital économique, à savoir la fortune et qui peut recouvrir des situations très diverses, ii) le capital social, que forment les réseaux, les alliances et les liens familiaux, iii) le capital culturel, que procure une éducation et au sein duquel on inclura aussi la maîtrise des langues et enfin iv) le capital symbolique que peuvent constituer les châteaux et les domaines mais aussi les titres et même le simple sentiment d’appartenance à la noblesse. On notera que ces derniers éléments constituent un capital symbolique immatériel.

Noblesse et aristocratie

Il y a lieu ici de distinguer noblesse et aristocratie. L’historien anglais Dominic Lieven (1952-) propose de l’aristocratie la définition suivante : une classe héréditaire qui détient le pouvoir. Disons-le d’entrée de jeu, cette classe qui a dominé la vie politique sous l’Ancien Régime et même sous une bonne partie du XIXe siècle, depuis l’introduction du suffrage universel et en tous cas depuis la Première Guerre Mondiale, n’existe plus en tant que classe.

Effectivement, alors que l’aristocratie revêt un prestige que lui confère une grande richesse, souvent sous la forme de domaines fonciers importants, et la détention du pouvoir, religieux, politique ou militaire, la noblesse est d’abord un groupe de personnes, dont certains seront des aristocrates et d’autres pas. On retrouvera au sein de la noblesse des personnes de condition sociale très différente, les uns riches et d’autres de condition modeste, voire même qui vivent dans l’indigence.

Selon les pays on retrouvera des différences marquées entre haute et petite noblesse ; ainsi en Pologne ou en Hongrie la haute noblesse (ou magnats) possédait la terre, le moyen de production de l’ère pré industrielle (le capital économique selon Saint-Martin), tandis qu’on retrouvera la petite noblesse au sein de l’armée, de la fonction publique (et parfois privée), du clergé et enfin parmi les rangs des petits propriétaires. Quant à l’Angleterre, elle renvoie de fait les fils cadets des familles des pairs dans les rangs de la bourgeoisie au terme d’une génération ou deux. A titre d’exemple, Saint-Martin, toujours elle, observe qu’en France la noblesse de province confère davantage de poids au capital culturel (un château de famille par exemple), au capital social (mariages au sein même de la noblesse) et au capital symbolique (traditions, titres) alors que la noblesse urbaine valorisera fortement le capital économique ainsi que les rapports internationaux.

On soulignera à ce propos que tant l’Association de la Noblesse Française que l’Association de la Noblesse du Royaume de Belgique regroupent les membres de la noblesse et non pas ceux d’une aristocratie ou de tout autre groupe réputé prestigieux.

Transmission

On l’a vu, la noblesse est devenue héréditaire c’est-à-dire transmissible dès l’époque carolingienne. La question de la transmission des quatre capitaux nobiliaires identifiés par Bourdieu et Saint-Martin revêt donc une importance essentielle

Puisque la noblesse est transmissible, il s’ensuit qu’on n’est jamais noble tout seul. La personne noble s’inscrira dans un groupe familial qui pourra prendre plusieurs formes : les porteurs d’un même nom, tant ceux en vie à un moment donné que ceux qui s’étirent au fil des générations, les successeurs d’un même titre, et, de nos jours, les membres d’une association familiale, en un mot tout ce qui forme le capital social. De même que la judéité est essentiellement liée à sa transmission, de même aussi la noblesse repose sur la notion de transmission.

A cette famille sont associés des biens, matériels ou pas, dont la préservation et la transmission revêt un caractère essentiel. Autrefois en Europe de l’Est, on connaissait le régime juridique du fideicommis, sorte de trust auquel étaient confiés les biens d’une famille, le capital économique et culturel (château). Le chef d’une famille en avait la jouissance mais ne pouvait pas en disposer ; en revanche, il pouvait apporter de nouveaux biens au trust, par exemple ceux acquis par mariage. Puisque le chef de famille disposait du revenu du fideicommis, il avait aussi le devoir de subvenir aux besoins des membres cadets de sa famille. Se développe de cette manière une relation aux biens matériels qui n’est pas sans rappeler d’une part l’économie participative dont on observe le développement de nos jours, et d’autre part la doctrine sociale de l’Eglise catholique avec son accent sur la destination universelle des biens. Dans cette optique, la personne noble n’est plus propriétaire d’un bien, elle n’en est que le custode l’espace d’une vie, à charge de le transmettre aux générations à venir.

Cette question de la transmission revêt toute son acuité dès lors que les biens disparaissent. Nombreuses sont les familles qui ont perdu leurs biens en Russie d’abord puis ailleurs en Europe de l’Est. Dans les faits leur patrimoine familial en est venu à être entièrement réduit au seul capital symbolique, et même à sa seule dimension immatérielle ; il n’est pas exagéré de dire que pour certaines familles, la noblesse c’était ce qui restait quand on avait tout perdu. Ce qui demeure alors est un art de vivre, l’apprentissage et la pratique des bonnes manières, un héritage moral, religieux et culturel et enfin un certain entre soi. Dans son livre, les Gens d’Autrefois, un terme qui en Union Soviétique désignait les ci-devant membres de la noblesse, Sofia Tchouikina décrit de manière à la fois rigoureuse et touchante les efforts déployés par la noblesse russe entre les deux guerres pour préserver sa propre identité, y compris par des alliances matrimoniales. A l’instar de János Esterházy, les membres de la noblesse russe ont adopté une éthique de vie qui ignore le luxe et recherche l’élégance.

Transformation

En France sous l’Ancien Régime prévalait la sanction de la dérogeance qui consistait en la perte de l’état noble en raison de l’exercice d’une activité commerciale (réputée ignoble justement). De là allait naître une certaine conception de la noblesse, liée au service, à la notion de gratuité et même de sacrifice et plus proche de nous par exemple à une vision du sport comme une compétition entre amateurs et qui méprise les professionnels.

Pas de dérogeance en revanche chez les Anglais et moins encore chez les élites des républiques marchandes comme Venise qui accédaient à la noblesse précisément en raison du succès de leur activité commerciale. A partir du XIXe siècle, cette disposition deviendra progressivement caduque si bien que si on a pu parler de l’« aristocratisation » de la bourgeoisie au XIXe siècle, il est clair qu’au XXe siècle on a observé un embourgeoisement de la noblesse, dont les membres ont rejoint le marché du travail par milliers. Tandis que sous l’Ancien Régime, la noblesse constituait un ordre, qui ouvrait droit à des privilèges, dès le XIXe siècle on a vu accéder à la noblesse de familles industrielles puis de personnes issues de toutes les catégories socio-professionnelles de la société. Dès le début de la révolution industrielle, non seulement les souverains « bourgeois » tels Louis-Philippe ou Napoléon III mais l’empereur François-Joseph ont conféré la noblesse, parfois assortie d’une titre à des capitaines d’entreprise ou des banquiers – on peut songer aux Rothschild par exemple.

De nos jours, si quelques-uns des membres de la noblesse font parfois la une de la presse mondaine ou people, la grande majorité de la noblesse européenne appartient à la classe moyenne, au sens où elle gagne elle-même sa vie dans les métiers les plus divers.

En réalité, au fil des siècles la noblesse a su se transformer de manière permanente, que ce soit en réaction à des changements économiques et politiques (industrialisation, instauration de régimes démocratiques) ou à des bouleversements brutaux qu’ont constitué les révolutions et les guerres. Paradoxalement, face à une stratégie de survivance collective qui a incontestablement porté ses fruits puisqu’on peut encore parler de noblesse en 2021, la noblesse aura souvent eu tendance à rappeler le caractère immuable des valeurs qu’elle entend incarner. Ce n’est pas sans danger dans la mesure où certains groupes sont tentés par une forme d’idéalisation de leur vie antérieure (ou de celle de leurs pères), c’est-à-dire par une représentation imaginaire d’une vie qui n’a jamais existé.

L’Europe

Enfin, on ne saurait passer sous silence la dimension européenne de la noblesse. Elle est évidente au sein des familles royales qui pratiquent une politique matrimoniale comme au sein des familles de la haute aristocratie. Certaines professions vont brasser la noblesse au sein du continent : les armes, le clergé, le service public. Ainsi le Prince Eugène de Savoie prête son épée au service de l’Empereur tandis que plus tard dans le même XVIIIe siècle le Maréchal de Saxe s’illustre dans les armées du Roi de France. Au sein de l’Eglise, en Belgique par exemple, Ferdinand-Marie de Lobkowicz, issu d’une illustre famille de Bohême, est d’abord évêque de Namur puis de Gand alors que s’achève l’Ancien Régime, tandis qu’à la même époque la noblesse balte affirme son assise au sein de l’administration de l’Empire russe.

Cependant, cette dimension européenne ou même nationale n’est pas universelle au sein de la noblesse. De nos jours encore les associations de la noblesse allemande sont organisées sur une base régionale tandis que dans certains pays, l’Italie par exemple, le sentiment d’appartenance régional demeure fort. Ainsi, il y a un demi-siècle à l’occasion du centenaire de l’unification, on a pu entendre dans la bouche d’un prince romain : « Lorsque les Italiens - par quoi le prince voulait signifier les Piémontais - sont entrés à Rome ».

Néanmoins, l’existence-même de la CILANE depuis 1959 témoigne de cette dimension européenne et des valeurs qu’ont en partage les membres des différentes associations nationales.

Envoi

La noblesse en Europe se présente sous une grande variété en termes de pouvoir, de visibilité dans l’espace public, de fortune etc. On peut observer qu’elle est animée par un esprit de corps qui permet à ses membres de reconnaître leur appartenance à un même groupe. Néanmoins, depuis la seconde moitié du XXe siècle, la noblesse ne forme plus une élite sociale même si certains de ses membres y peuvent y appartenir à titre individuel. Il en suit que la noblesse ne forme plus un groupe socio-économique qu’on puisse identifier de manière distincte.

Depuis un demi-siècle environ, une nouvelle transformation est venue marquer la noblesse en profondeur, la fin de l’entre-soi. Si pendant des siècles on s’était marié au sein d’un même groupe, désormais les membres de la noblesse se marient tout autant si ce n’est davantage en dehors du groupe dont ils sont issus. Après la guerre cet élargissement a pu se faire tout d’abord au profit de la « mouvance nobiliaire », mais de nos jours en ce premier quart du XXIe siècle, il se fait aujourd’hui au profit du monde entier ; des étudiants effectuent un échange Erasmus, puis une première expérience professionnelle qui peut les mener tout aussi bien en Amérique qu’en Asie. L’époque où on épousait les enfants du châtelain voisin est révolue. « Nous n’avons plus de milieu » se lamentait la Marquise de La Roche-Aymon à la fin du XIXe siècle. Au XXIe siècle, le milieu de la noblesse s’appelle désormais le monde.

Des quatre capitaux nobiliaires identifiés par Bourdieu et Saint-Martin, le capital symbolique est celui qui est devenu essentiel à la survivance de l’idée que la noblesse se fait d’elle-même et donc à son existence-même. De ce que les jeunes générations feront de ce capital symbolique, dépend l’existence de la noblesse, désormais un groupe mémoriel. Cette dimension collective, tant horizontale, au sein d’une même famille ou même d’un groupe plus large, que verticale, c’est-à-dire qui unit les générations entre elles, offre du reste une proposition de valeurs universelles (famille, loyauté, respect, solidarité) qui vient à point nommé rappeler que l’individualisme qui marque aujourd’hui le monde n’est pas une fatalité.


Nous remercions vivement Monsieur Dominique de la Barre d’Erquelinnes pour la rédaction de cet essai.

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